Le Conseil d’État valide en référé l’interdiction de l’abaya à l’école

jeudi, 07 septembre 2023 16:39
Untitled 1Par une note de service en date du 31 août 2023, le ministre de l'Éducation nationale a indiqué aux chefs d’établissements scolaires que l’abaya et le qamis devaient désormais être regardés comme des tenues religieuses contraires à la loi du 15 mars 2004 et donc interdites à l’école[1].

Considérant cette mesure comme « islamophobe », l’association Action droits des musulmans (ADM) a exercé un référé-liberté contre la note de service du ministre devant le Conseil d’État lui demandant d’en suspendre l’exécution. L’affaire a été mise à l’audience du mardi 5 septembre 2023.

Ce qu’il faut retenir :

  • Par une ordonnance du 7 septembre 2023, le Conseil d’État a validé en référé l’interdiction de l’abaya et du qamis à l’école en donnant raison au ministre. Le Conseil d’État a jugé qu’aucune atteinte grave et manifestement illégale n’était portée par ce texte à une liberté fondamentale (1)
  • L'abaya et le qamis ne peuvent pas être pas considérés comme des signes religieux "discrets" au sens de la loi du 15 mars 2004
  • L'abaya et le qamis constituent "une manifestation ostensible de l'appartenance religieuse des élèves" et violent donc la loi du 15 mars 2004
  • Le choix de l'abaya ou du qamis comme tenue vestimentaire à l'école "s'inscrit dans une logique d'affirmation religieuse"
  • Cette décision n’est pas surprenante, car le ministre de l’Éducation nationale a la compétence juridique pour ajouter par note de service d’autres signes religieux par nature ou par destination comme l’abaya dans la liste des signes interdits à l’école sur le fondement de la loi du 15 mars 2004 c’est-à-dire de la laïcité (2)
  • L’ordonnance rendue le 7 septembre 2023 ne clôt pas pour autant définitivement le sujet. Un recours au fond contre la note de service du ministre de l'Éducation nationale sur le sujet de l’abaya à l’école pourrait être porté devant le Conseil d’État avant le 31 octobre 2023. Le juge administratif statuerait alors dans un délai d’un an, voire plus (3)
  1. Le contenu de l’ordonnance du 7 septembre 2023 : ce qu’a jugé le Conseil d’État

La procédure de référé-liberté permet au juge des référés de se prononcer très rapidement sous 48H et d’ordonner « toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale » à condition qu’il lui soit démontré[2] :

  • Une situation d’urgence,
  • Et une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.

Par une ordonnance n°487891 du jeudi 7 septembre 2023, le Conseil d’État a donné raison au ministre et rejeté sur le fond, sans avoir à examiner la condition d’urgence, le référé introduit par l’association ADM[3].

Le Conseil d’État a jugé que la note de service du ministre n’emportait aucune atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale et validé la mesure en référé.

Pour parvenir à une telle solution, la haute juridiction administrative a pris en compte les éléments suivants.

L’association requérante faisait valoir que l’atteinte était caractérisée sur 3 libertés fondamentales : la vie privée, la liberté individuelle de porter une robe traditionnelle et le droit à l’éducation.

Ces moyens ont été balayés par le juge des référés.

En premier lieu, le Conseil d’État a rappelé que si la loi du 15 mars 2004 interdisait dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse, elle autorisait à l’inverse le port de signes religieux « discrets » comme une croix, une main de fatma ou une étoile de David.

Dans ce cadre, le Conseil d’État a jugé que l’abaya et le qamis ne peuvent pas être regardés comme des signes religieux « discrets » au sens de la loi du 15 mars 2004 et qu’ils sont donc interdits à l’école.

En deuxième lieu, le juge administratif est allé plus loin en reprenant une définition de ces vêtements donnés à l’audience par le ministère : « les tenues de type abaya (…) un vêtement féminin couvrant l'ensemble du corps à l'exception du visage et des mains, ou qamis, son équivalent masculin ». Le Conseil d’État considère donc que la mesure prise par le ministre n’est pas imprécise, puisque les vêtements interdits sont parfaitement identifiables. Cette définition validée par le juge sera utile aux chefs d’établissements.

Enfin, le Conseil d’État s’est appuyé sur le fait que les signalements d'atteinte à la laïcité liés au port de signes ou de tenues religieux interdits dans les établissements d'enseignement publics ont connu une forte augmentation au cours de l'année scolaire 2022-2023, avec 1 984 signalements contre 617 au cours de l'année scolaire précédente. Cette évolution à la hausse étant clairement liée au port de l’abaya et du qamis à l’école selon le juge administratif.

Dans ces conditions, le Conseil d’État a pu déduire que le ministre de l'Éducation nationale et de la jeunesse n’avait porté aucune atteinte grave et manifestement illégale au droit au respect de la vie privée, à la liberté de culte, au droit à l'éducation et au respect de l'intérêt supérieur de l'enfant ou au principe de non-discrimination comme le faisait valoir l’association requérante.

Le Conseil d’État a donc logiquement rejeté le référé liberté de l’association ADM.

En rejetant le référé au fond, le Conseil d’État n’a même pas eu à examiner la condition d’urgence, ce qui n’est pas surprenant.

Le Conseil d’État a donc jugé le 7 septembre 2023 que :

  • L'abaya et le qamis ne peuvent pas être pas considérés comme des signes religieux "discrets" au sens de la loi du 15 mars 2004
  • L'abaya et le qamis constituent "une manifestation ostensible de l'appartenance religieuse des élèves" et violent donc la loi du 15 mars 2004
  • Le choix de l'abaya ou du qamis comme tenue vestimentaire à l'école "s'inscrit dans une logique d'affirmation religieuse"
  • Le ministre n'a porté aucune atteinte "au respect de la vie privée, à la liberté de culte, au droit à l'éducation et au respect de l'intérêt supérieur de l'enfant"
  • Le ministre n'a porté aucune atteinte au principe de non-discrimination en interdisant l'abaya et le qamis à l'école
  1. Analyse de l’ordonnance du 7 septembre 2023 rendue par le Conseil d’État sur l’abaya

L’ordonnance du 7 septembre 2023 du Conseil d’État sur le sujet de l’abaya n’est pas surprenante.

En effet, de jurisprudence constante, le ministre dispose en qualité de chef de service d’un pouvoir réglementaire lui permettant, en l’absence de toute habilitation par une loi ou un décret, de prendre toutes mesures nécessaires à l’organisation de ses services[4].

C’est ce pouvoir qui permet notamment aux ministres de prendre des circulaires d’interprétation de textes législatifs.

La loi du 15 mars 2004[5] est claire, mais elle est volontairement imprécise : « Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit ».

La loi fixe le cadre général et n’est pas faite pour prévoir à l’avance toutes les modes. C’est en revanche le rôle de ses textes d’application comme la note de service d’un ministre.

Par une circulaire du 18 mai 2004[6], le ministre de l’Éducation nationale avait déjà précisé que « le voile islamique, quel que soit le nom qu'on lui donne, la kippa ou une croix de dimension manifestement excessive » devaient être regardés comme des signes religieux ostensibles interdits à l’école. On parle de signes religieux par nature.

Par la suite, la jurisprudence administrative a pu ajouter des interdictions sur des signes moins évidents comme un simple bandana. On parle alors de signes religieux par destination et c’est l’intention de l’élève qui prévaut :

« (…) après avoir relevé, par une appréciation souveraine des faits, que le carré de tissu de type bandana couvrant la chevelure de Mlle A était porté par celle-ci en permanence et qu'elle-même et sa famille avaient persisté avec intransigeance dans leur refus d'y renoncer, la cour administrative d'appel de Nancy a pu, sans faire une inexacte application des dispositions de l'article L. 141-5-1 du code de l'éducation, déduire de ces constatations que Mlle A avait manifesté ostensiblement son appartenance religieuse par le port de ce couvre-chef, qui ne saurait être qualifié de discret, et, dès lors, avait méconnu l'interdiction posée par la loi (…) »[7].

Pour apprécier les intentions de l’élève, une phase de dialogue est prévue par les textes[8]. Les questions suivantes permettent aux chefs d’établissement d’arriver à une conclusion sur chaque cas particulier :

  • Le couvre-chef ou la tenue litigieuse peuvent-ils être qualifiés de discret(s) ?
  • Sont-ils portés en permanence, ou occasionnellement par l’élève à l'intérieur des locaux scolaires ?
  • Peuvent-ils être qualifiés de simples accessoires de mode ou à finalité purement esthétique ?
  • Relève-t-on une intransigeance et une détermination par lesquelles l’élève et/ou sa famille ont persisté dans leur refus de renoncer à ce couvre-chef ?
  • Le port de la coiffe ou de la tenue litigieuse s'est-il accompagné d'un acte revendicatif, de discours ou d'attitudes de contestation de la laïcité, ou de prosélytisme ?

Il ne fait donc pas de doute que le ministre de l’Éducation nationale a la compétence juridique pour ajouter par note de service d’autres signes religieux par nature ou par destination dans la liste des signes interdits à l’école sur le fondement de la loi du 15 mars 2004 c’est-à-dire de la laïcité, sans violer les libertés fondamentales.

La légalité de l’interdiction de l’abaya à l’école est donc évidente sur le fondement de la loi du 15 mars 2004 telle qu’interprétée par le ministre qui a le pouvoir de compléter et préciser le texte. La procédure de dialogue prévue par le code de l’éducation permet par ailleurs que les droits des élèves et donc les libertés fondamentales soient respectées.

La réglementation du port des signes religieux à l’école est un sujet juridique assez simple en réalité, qui ne devient compliqué que quand des personnes qui, pour la plupart, ne connaissent pas les règles juridiques applicables, s’en emparent pour faire de la politique ou du prosélytisme.

  1. Les prochaines étapes

L’ordonnance rendue le 7 septembre 2023 sur le sujet de l’abaya par le Conseil d’État ne clôt pas pour autant définitivement ce sujet. Il s’agit en effet d’une ordonnance rendue en référé, c’est-à-dire une décision provisoire d’urgence. Or un autre recours est possible contre la note de service du ministre : le recours au fond autrement appelé recours pour excès de pouvoir (REP) qui prend en moyenne plus d’un an à être jugé.

S’est déjà posée par le passé la question de la recevabilité d’un REP contre une note de service, qui est un texte juridique de plus faible valeur qu’un décret ou qu’une loi par exemple.

Le Conseil d’État a déjà tranché le point de la recevabilité du recours dirigé contre une note de service par une jurisprudence de principe. À l'instar de son raisonnement en matière de circulaires, le juge administratif a décidé que le recours contre une note de service est bel et bien recevable si elle contenait des dispositions impératives[9].

Il faut donc retenir que la note de service contenant des dispositions impératives est un acte susceptible d'être contesté devant le juge administratif.

Sur le sujet de l’abaya à l’école, il est certain que la note de service en date du 31 août 2023 du ministre de l'Éducation nationale contient des consignes impératives d’interdiction aux chefs d’établissement.

Un REP dirigé contre cette note de service sera donc recevable.

C’est le Conseil d’État qui sera compétent pour statuer en premier et dernier ressort en la matière, s’agissant d’un texte ministériel de portée générale et nationale[10].

À la suite du rejet de son référé liberté le 7 septembre 2023, il est probable que l’association ADM, une autre association ou même des parents d’élèves envisagent d’exercer un recours au fond contre le texte. Dans ce cas, le recours devra être exercé avant le 31 octobre 2023, le délai de recours étant de deux mois[11]. Le Conseil d’État statuera alors dans un délai assez long (sans doute plus d’un an).

Pour résumer, un recours au fond contre la note de service du ministre de l'Éducation nationale sur le sujet de l’abaya à l’école porté devant le Conseil d’État sera donc recevable sur le principe avant le 31 octobre 2023.

Ce qui ne veut pas dire que ce recours emportera l’annulation du texte…


Décision commentée : CE, ord., 7 septembre 2023, Association Action droits des musulmans, n°487891

 

[1] Bulletin officiel du ministère de l’Éducation nationale et de la jeunesse n° 32 du 31 août 2023

[2] Article L. 521-2 du code de justice administrative

[3] CE, ord., 7 septembre 2023, Association Action droits des musulmans, n°487891

[4] CE, 7 février 1936, Jamart, n° 43321

[5] Loi n° 2004-228 du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics

[6] Circulaire du 18 mai 2004 relative à la mise en œuvre de la loi n° 2004-228 du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées public

[7] CE, 5/12/2007, n°295671

[8] Article L. 141-5-1 du code de l’éducation

[9] CE, 13 octobre 2008, n°312088

[10] Article R. 311-1 code de justice administrative

[11] Article R. 421-1 du code de justice administrative

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Pierrick Gardien

Pierrick Gardien

Avocat Droit Public
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