Pierrick Gardien

Pierrick Gardien

Avocat Droit Public
Enseignant aux Universités de Lyon

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Untitled 1Le mardi 19 décembre 2023, le Parlement a définitivement adopté le projet de loi pour contrôler l'immigration et améliorer l'intégration après l’accord trouvé le même jour en commission mixte paritaire.

L’adoption du texte a suscité une forte polémique. À tel point que le Président de la République a annoncé qu’il allait saisir lui-même le Conseil constitutionnel pour en contrôler la constitutionnalité dans le délai d’un mois, comme la Constitution le lui permet. Dans l’attente de la décision du Conseil, la promulgation de la loi est suspendue.

Afin de manifester leur opposition à la « loi immigration », de nombreux présidents de départements se revendiquant à gauche ont annoncé dans un communiqué qu’ils refuseraient d’en appliquer les mesures. La maire de Paris a également publié un communiqué dans le même sens.

Mais est-ce bien possible ? Les collectivités territoriales peuvent-elles s’abstenir d’appliquer la loi ?

La réponse juridique est aussi simple qu’évidente : c’est non.

La Constitution française pose le principe d’une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Si son organisation est décentralisée, elle est aussi déconcentrée. Ceci signifie que la France n’est pas un État fédéral comme les Etats-Unis et que la loi, quelle qu’elle soit, est la même pour tous sur l’ensemble du territoire.

Une collectivité territoriale ne peut donc pas s’abstenir d’appliquer une disposition législative avec laquelle elle serait en désaccord. Si tel était le cas, l’autorité déconcentrée à savoir le préfet dispose du pouvoir de l’y contraindre : c’est le contrôle de légalité. Tous les actes des collectivités territoriales doivent ainsi être conformes à la loi et à toutes les lois.

Si un conseil départemental venait à adopter un dispositif d’aides sociales contraire à la législation nationale, qui inclut désormais la loi pour contrôler l'immigration et améliorer l'intégration votée le 19 décembre 2023, le préfet, qui a la charge du respect des lois, pourrait déférer cette disposition locale au tribunal administratif de ressort qui annulerait la mesure. Le juge administratif pourrait également enjoindre à la collectivité de respecter la loi votée sous astreinte, voire engager sa responsabilité financière.

Il est donc clair, quel que soit le sujet, que les collectivités territoriales ne peuvent pas faire le tri dans les mesures législatives qu’elles choisiraient ou pas d’appliquer : c’est la hiérarchie des normes. Peu importe les désaccords politiques.

Il existe des précédents en la matière. Par exemple, le tribunal administratif a déjà condamné la maire de Paris qui refusait d'appliquer le régime légal des 35 heures dans sa collectivité. Le dispositif a été annulé de manière définitive par le tribunal administratif de Paris en avril 2022 (Le Monde).

D’autres dispositions existent également pour s’assurer que les collectivités territoriales appliquent bien les lois votées par le Parlement.

Un maire qui refuserait d’appliquer une loi française risque la suspension de ses fonctions par arrêté ministériel, voire la révocation par décret en conseil des ministres en application du code général des collectivités territoriales[1]. Peu importe que ce maire soit à la tête d’un petit village ou de la capitale, encore une fois, la loi est la même pour tous.

Enfin, une infraction d’échec à l’exécution de la loi existe dans le code pénal, qui dispose que « Le fait, par une personne dépositaire de l'autorité publique, agissant dans l'exercice de ses fonctions, de prendre des mesures destinées à faire échec à l'exécution de la loi est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende »[2]. Il faut tout de même relever que ce délit est difficile à caractériser et donc rarement appliqué.

Une collectivité territoriale ne peut donc pas refuser d’appliquer une mesure législative, nonobstant ses désaccords politiques avec le pouvoir législatif. C’est une question de hiérarchie des normes et de maintien du caractère unitaire de la Nation.

Depuis les vagues de décentralisation, les collectivités territoriales s'administrent librement par des conseils élus et disposent d'un pouvoir réglementaire pour l'exercice de leurs compétences. Cependant, cette autonomie ne leur permet pas de s’affranchir de l’application nationale des dispositions législatives.

Si les lois étaient d’application différenciée sur le territoire, la France basculerait dans le fédéralisme, ce qui est contraire à la Constitution.

 

[1] Article L. 2122-16 du CGCT

[2] Article 432-1 du Code pénal

Untitled 1Le maire de la ville provençale de Marignane a décidé d’imposer par une note de service le menu unique à la cantine scolaire, sans possibilité de différenciation. Ceci signifie que, lorsque la viande est au menu du jour à la cantine, les agents de restauration ont l’obligation de la servir à tous les élèves sans exception, qu’importe leur régime alimentaire ou leurs convictions religieuses (Le Figaro).

Le maire de Marignane a invoqué le principe de laïcité pour imposer le menu unique à la cantine scolaire. Mais est-ce bien légal ?

La décision du maire de Marignane d’imposer la viande à tous les élèves à la cantine scolaire lorsqu’elle est au menu du jour revient en pratique à interdire le menu de substitution. Le menu de substitution est un menu préparé pour certains élèves ne consommant pas certains aliments pour des raisons personnelles ou religieuses.

Le Conseil d’État s’est déjà prononcé sur la question des menus de substitution à la cantine scolaire, en jugeant qu’ils n’étaient ni obligatoires ni interdits (CE, 11 décembre 2020, n°426483).

Précisément, le juge administratif a décidé que ni les principes de laïcité et de neutralité du service public, ni le principe d'égalité des usagers devant le service public, ne font, par eux-mêmes, obstacle à ce que des repas de substitution soient proposés à la cantine scolaire, sans toutefois que les élèves soient en droit de les exiger.

L'article 1er de la Constitution interdit en effet à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s'affranchir des règles communes.

Cependant, dans la même décision, le Conseil d’État a décidé que, lorsque les communes définissent ou redéfinissent les règles d'organisation du service public de restauration scolaire, il leur appartient de prendre en compte l'intérêt général qui s'attache à ce que tous les enfants puissent bénéficier de ce service public, au regard des exigences du bon fonctionnement du service et des moyens humains et financiers dont disposent ces collectivités.

Le plus important pour le juge administratif est donc que les règles d'organisation du service public de restauration scolaire permettent à tous les élèves de bénéficier du service, sans discrimination.

À Marignane, le maire va au-delà de l’interdiction du menu de substitution en donnant consigne aux agents de restauration de servir la viande dans l’assiette lorsqu’elle est au menu (unique) du jour. En application de cette règle, les élèves ne peuvent donc plus demander que la viande ne leur soit pas servie, tout en conservant les autres composantes du menu comme les légumes.

Cette nouvelle règle posée à la cantine scolaire de Marignane est donc trop excluante pour être légale compte tenu des règles rappelées par le Conseil d’État en la matière. La viande imposée dans l’assiette exclut trop d’élèves du service public, comme les végétariens ou les élèves ayant des convictions religieuses, pour être conforme. En outre, elle conduit en pratique à un gaspillage alimentaire qu’il est difficile de défendre.

On peut donc conclure à l’illégalité de la note de service par laquelle le maire de la ville provençale de Marignane a décidé d’imposer le menu unique à la cantine scolaire, sans possibilité de différenciation. Encore faudrait-il que le juge administratif soit saisi de la question par un élève, un parent d’élève, un syndicat ou une association.

Le maire de la ville provençale de Marignane a décidé d’imposer par une note de service le menu unique à la cantine scolaire, sans possibilité de différenciation. Ceci signifie que, lorsque la viande est au menu du jour à la cantine, les agents de restauration ont l’obligation de la servir à tous les élèves sans exception, qu’importe leur régime alimentaire ou leurs convictions religieuses.

Untitled 1Certains exploitants agricoles souhaitent développer une activité accessoire de gîtes et chambres d’hôtes afin de bénéficier d’un complément de revenus en se positionnant sur le tourisme vert. C’est une diversification intéressante qui présente également l’avantage de valoriser l’exploitation. Mais est-ce toujours possible ?

Ce n’est que par exception qu’une activité de gîtes ou de chambres d’hôtes peut être autorisée en zone agricole, car il ne s’agit pas de sa vocation principale.

L’hypothèse est en général celle de la transformation d'anciens locaux agricoles situés dans une exploitation existante en gîtes ou chambres d’hôtes (souvent par changement de destination) ou l’extension du corps d’habitation de l’exploitation à vocation de gîtes ou de chambres d’hôtes après obtention d’une autorisation d’urbanisme à cet effet.

Les textes d’urbanisme applicables retiennent souvent la formule « lié à l’exploitation agricole » pour autoriser par exception une activité de gîtes ou de chambres d’hôtes en zone agricole. Si le lien avec l’exploitation agricole n’est pas démontré, alors l’activité accessoire ne sera pas autorisée.

Il faut donc bien comprendre ce que signifie un gîte ou une chambre d’hôtes lié à une exploitation agricole, car cette formulation est ambiguë.

Le ministre de l’Équipement, des transports et du logement a apporté la première réponse suivante sur le sujet en 2002[1] :

« L'article R. 123-7 nouveau du code de l'urbanisme prévoit que, dans les zones agricoles dorénavant dites zones « A », « seules sont autorisées les constructions et installations nécessaires aux services publics ou d'intérêt collectif et à l'exploitation agricole ». Ces dispositions n'excluent pas la réalisation d'aménagements accessoires tels que des gîtes ruraux, un local sur le lieu de l'exploitation pour permettre la vente des produits de la ferme..., dans la mesure où ces activités sont directement liées à l'exploitation agricole et en demeurent l'accessoire. Ainsi, la transformation d'anciens locaux agricoles situés dans une exploitation existante demeure possible. En revanche, le réaménagement des bâtiments après la cessation de l'activité de l'exploitation agricole aboutit à créer, en réalité, un hameau nouveau non agricole et n'est possible qu'après classement de ce hameau dans une zone naturelle « N », adaptée à ce type d'aménagement. »

« Lié à l’exploitation agricole » signifie donc ici, pour le ministre, l’accessoire d’une exploitation agricole.

Dans le cadre d’autres réponses ministérielles, le ministre de l'Agriculture, de l'agroalimentaire et de la forêt a précisé en 2006[2] puis en 2015[3] sur le sujet que « l'opération ne (doit pas) compromettre l'activité agricole ou la qualité paysagère du site ».

L’activité doit donc être l’accessoire d’une exploitation agricole et ne pas compromettre cette activité ou la qualité paysagère du site.

La justice administrative a également été conduite à traiter le point, à l’occasion de litiges dont elle était saisie.

En 2007, le Conseil d’État a jugé illégal un permis de construire portant sur la construction d’un gîte rural au sein d’une exploitation agricole. Ce projet n’a pas été considéré comme nécessaire à une exploitation agricole, quand bien même les ressources procurées par ce gîte auraient été utiles, voire indispensables, à l’équilibre économique de l’exploitation[4] :

« Considérant qu'alors même que les ressources procurées par un gîte rural seraient utiles, voire indispensables, à l'équilibre économique d'une exploitation agricole, la construction d'un édifice hôtelier ne peut être regardée comme nécessaire à cette exploitation au sens du code de l'urbanisme »

Cette jurisprudence de la plus haute juridiction administrative française fragilise considérablement la lecture suivant laquelle le lien à l’exploitation agricole pourrait être un lien strictement économique : pour le Conseil d’État, ce n’est pas le sens consacré au sens des textes applicables en matière d’urbanisme. Il s’agissait, dans le cas d’espèce, de la construction d’un gîte rural avec une activité principale d’éleveur de brebis et d’agneaux et de production de fruits et de légumes.

L’opération ne doit donc pas être strictement économique pour l’exploitation agricole.

En 2008, le ministre de l’Agriculture a encore précisé : « il ne suffit pas qu’une construction soit liée à l’activité agricole pour qu’elle soit autorisée dans ces zones, il faut encore qu’elle soit nécessaire à l’exploitation et que son implantation soit liée au type d’exploitation. Le fait que la législation autorise les agriculteurs à diversifier leurs exploitations ne conduit pas à autoriser la construction, par des agriculteurs, de bâtiments qui ne sont pas affectés à l’exploitation agricole dans ces zones »[5].

Pour aller plus loin, l’article L. 311-1 du code rural définit comme agricoles « toutes les activités exercées par un exploitant agricole qui sont dans le prolongement de l’acte de production ou qui ont pour support l’exploitation ».

La Cour de cassation a pu considérer sur cette base que, lorsque la prestation se limite à l’hébergement et bien que le gîte soit installé dans les locaux d’une ferme, l’exploitation agricole n’est pas le support de cette structure d’activité touristique[6] :

« attendu que la cour d'appel, ayant constaté que la prestation des époux X... envers leurs locataires se limitait à l'hébergement, a pu en déduire, bien que le gîte soit installé dans les locaux de la ferme, que l'exploitation agricole n'était pas le support de cette structure d'accueil touristique au sens de l'article 1144.1° du Code rural ; qu'elle a ainsi légalement justifié sa décision »


Le lien avec l’exploitation doit donc s’entendre comme fonctionnel, c’est-à-dire que le gîte ou la chambre d’hôtes doit être le prolongement de l’exploitation agricole, en restant son accessoire.

Au sens du droit de l’urbanisme, le gîte ou la chambre d’hôtes doit donc rester le prétexte à accueillir des visiteurs sur l’exploitation pour la leur faire découvrir ou commercialiser ses produits, sans avoir de vocation propre d’hôtellerie dépourvue de tout lien avec l’exploitation.

Le fait d’avoir la qualité d’exploitant agricole ne suffit pas pour justifier d’un gîte ou de chambres d’hôtes sur son exploitation agricole : il doit y avoir une complémentarité entre l’activité de gîte rural ou de chambre d’hôtes et l’activité de l’exploitant agricole, qui doit pouvoir être démontrée au besoin.

L’opération ne doit enfin pas être strictement économique pour l’exploitation agricole pour pouvoir être autorisée.


La lecture consacrée en la matière est nationale, avec le ministre et les juridictions.

Mais chaque commune ou intercommunalité peut décider dans le cadre de son propre document d’urbanisme d’adopter une lecture plus souple ou plus sévère, suivant les particularismes locaux.

Il est donc indispensable d’étudier les textes d’urbanisme applicables dans la zone concernée avant d’envisager développer une activité accessoire de gîtes et chambres d’hôtes liés à une exploitation agricole.

 


[1] Réponse ministérielle à question écrite n° 38140 (M. Dupont) JO Sénat Q 2 mai 2002, p. 1305

[2] Réponse du Ministère des transports, de l'équipement, du tourisme et de la mer, JO Sénat du 19/01/2006, p. 174

[3] Réponse ministérielle à question écrite n° 80006 (M. Breton) JOAN Q 29 septembre 2015, p. 7434

[4] CE, 14 février 2007, n° 282398

[5] Rép. Min à la QE n°12448 –JOAN 15 janvier 2008 page 351

[6] Cour de Cassation, 21 novembre 1996, n° 94- 21765 MSA / Epoux Bauchau

Untitled 1La Constitution offre au Président de la République deux outils pour répondre à une Assemblée frondeuse qui refuse de voter ses projets de lois : la dissolution et le référendum. En abandonnant progressivement l'usage de ces outils sous la Ve République, le Président s'est affaibli tout seul face à un pouvoir législatif qui s'affirme.

« Quand la France aura fait entendre sa voix souveraine, il faudra se soumettre ou se démettre »
. C’est ainsi que Gambetta avait prévenu Mac-Mahon à la suite de la dissolution de la Chambre pour trouver une issue à la crise du 16 mai 1877.

Le lundi 11 décembre 2023, l’Assemblée nationale a adopté par 270 voix contre 265 une motion de rejet préalable au projet de loi immigration présenté pour le gouvernement par le ministre Gérald Darmanin.

Cette configuration n’a rien d’extraordinaire depuis les élections législatives des 12 et 19 juin 2022, puisque la majorité parlementaire issue des urnes n’est que relative. Le parti majoritaire est depuis lors obligé de former des coalitions de circonstance, texte par texte.

Or il est très improbable de réussir à former des majorités sur tous les textes présentés par le gouvernement sur l’intégralité de la législature. D’autant plus que l’usage de l’article 49 alinéa 3 de la Constitution est limité à un texte de loi par session, sauf pour les projets de loi de finances ainsi que des projets de loi de financement de la sécurité sociale.

Le rejet du projet de loi immigration le 11 décembre 2023 par l’Assemblée nationale est donc logique. D’autres textes seront nécessairement bloqués de la même manière dans le futur par une Assemblée frondeuse : tous les textes de loi ne font pas consensus.

Alors comment résoudre une telle crise institutionnelle ?

L'article 12 de la Constitution autorise le président de la République à prononcer la dissolution de l'Assemblée nationale après consultation du Premier ministre et des Présidents des Assemblées.

La dissolution a pour effet de mettre immédiatement un terme anticipé au mandat des députés et de les renvoyer devant les électeurs. Dans ce cas, les élections générales ont lieu 20 jours au moins et 40 jours au plus après la dissolution.

Si cette arme présidentielle n’a plus été utilisée depuis la dissolution ratée de 1997, dont la paternité est souvent attribuée à Dominique de Villepin alors secrétaire général de l'Élysée, elle n’en demeure pas moins la seule à la disposition du Président pour essayer de retrouver une majorité parlementaire solide, dans le respect de la séparation des pouvoirs.

Le rejet d’un projet de loi important comme le projet de loi « Darmanin » sur l’immigration est une provocation du pouvoir législatif sur l’exécutif. S’il ne veut pas prendre le risque de l’immobilisme jusqu’à la fin de son second quinquennat, le Président de la République sera donc contraint d’envisager de dissoudre la Chambre basse dans un futur proche.

À défaut, la crise institutionnelle ne fera que s’aggraver texte par texte, avec le risque d’une inertie des pouvoirs publics. Sauf à utiliser le référendum qui fait du peuple « le législateur d'un jour », selon la belle expression du général de Gaulle…

vendredi, 08 décembre 2023 10:08

Peut-on célébrer Hanouka à l’Élysée ?

Untitled 1« Montrez-moi un denier. De qui porte-t-il l'effigie et l’inscription ? De César, répondirent-ils. Alors il leur dit : rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. » (Luc 20). Par cette célèbre formule, on dit que c’est Jésus lui-même qui a inventé la laïcité, qui n’en finit plus d’être l’objet de polémiques, plus de deux mille ans après.

Jeudi 7 décembre 2023, le Président de la République a participé à la célébration de la fête juive de Hanouka au sein même du Palais de l’Élysée au cours de laquelle le grand rabbin de France Haïm Korsia a allumé la première bougie.

Les réactions politiques ont été immédiates et unanimes pour condamner cette « entorse » au principe de laïcité. Mais qu’en est-il juridiquement ?

En vertu de la loi du 9 décembre 1905 de séparation des Églises et de l'État « La République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte ». Il est donc interdit d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur, et dans, les bâtiments publics. C’est ce même principe de laïcité qui interdit d’organiser des cérémonies religieuses à l’intérieur des bâtiments publics.

Il existe toutefois une exception pour les bâtiments publics dotés d’aumôneries comme les hôpitaux, où les cérémonies religieuses sont autorisées[1].

La loi de 1905 est le fondement juridique qui a permis à la jurisprudence d’interdire l’installation de crèches de Noël dans les édifices publics[2] (sauf exception culturelle locale) ou qui conduit régulièrement le juge à ordonner le déplacement de statues religieuses du domaine public[3].

Il est évident, sur le fondement de la laïcité, qu’un bâtiment public comme une mairie ou le Palais présidentiel ne peut plus accueillir en son sein depuis 1905 de cérémonie religieuse et encore moins que le chef de l’État y prenne activement part.

C’est ainsi que le préfet de Paris avait rappelé au maire de Paris qu’elle ne pouvait pas organiser et financer une « soirée du ramadan » au sein de l’Hôtel de Ville[4].

La laïcité n’interdit toutefois pas aux personnes publiques comme le chef de l’État de se rendre à titre officiel à toute cérémonie religieuse. C’est ainsi que le Président Macron a pu se rendre le 29 novembre 2023 aux obsèques du maire Gérard Collomb à la cathédrale Saint-Jean de Lyon.

De la même manière, la participation du maire de Lyon à la cérémonie catholique du Vœu des échevins[5] ou du maire de Paris à la soirée de rupture du jeûne du ramadan à la Grande Mosquée de Paris ne pose pas de difficultés particulières sur le fondement de la laïcité. Il est toutefois recommandé à la personne publique de s’abstenir dans ce cadre de témoigner, par son comportement, une adhésion manifeste à un culte quel qu’il soit.

Les services de l’Élysée ont fait savoir que le président de la République avait voulu manifester son soutien à la communauté juive à la suite des attaques du 7 octobre 2023 en Israël en laissant le grand rabbin de France allumer une bougie de Hanouka au sein du Palais présidentiel.

Il résulte de ce qui précède que la participation active du chef de l’État à cette cérémonie religieuse au sein d’un bâtiment public n’est pas conforme au principe de laïcité. Aucune entorse à la laïcité n’aurait en revanche été caractérisée si le président de la République s’était rendu dans une synagogue à l’occasion de la fête juive de Hanouka pour manifester son soutien. Cette seconde option aurait donc dû être privilégiée par les services de l'État, dans le respect du principe de laïcité.

 

[1] CE 6 juin 1947, Union catholique des hommes du diocèse de Versailles

[2] CE, 9 novembre 2016, Fédération départementale des libres penseurs de Seine-et-Marne, n° 395122 ; CE, 9 novembre 2016, Fédération de la libre pensée de Vendée, n° 395223

[3] CAA Nantes, 16 septembre 2022, n° 22NT00333 : la cour administrative d’appel de Nantes a confirmé que la statue de l’archange Saint-Michel devait être retirée du domaine public communal aux Sables d’Olonne

[4] Le Figaro

[5] Le Vœu des échevins de Lyon est un vœu fait en 1643 par le prévôt des marchands de Lyon et quatre échevins, de rendre hommage chaque année à la Vierge si l'épidémie de peste cessait. Comme l'épidémie cessa, le peuple tint sa promesse et rend depuis hommage à la Vierge, chaque année, le huit septembre.

Untitled 1Adaptation du récit glaçant de Vanessa Springora, le film « Le consentement » fait polémique. Le long métrage met en effet en scène des scènes de sexe choquantes entre un homme de 50 ans et une enfant de 13 ans, alors qu’il n’est interdit en salles qu’aux moins de 12 ans.

Fait inédit, une tendance « TikTok » attire un jeune public pour ce film et fait exploser sa fréquentation après la première semaine d’exploitation (Le Parisien). Sur le réseau social, de nombreux jeunes, voire très jeunes, se disent traumatisés par ce film.

N’aurait-il pas fallu interdire le film aux moins de 16 ans ou moins de 18 ans et quelle est la procédure applicable en la matière ? Peut-on contester cette classification ? On fait le point.

Un spectateur ou une association de protection de la jeunesse peuvent saisir le juge administratif d’un recours au fond et d’un référé contre le visa d’exploitation moins de 12 ans du film « Le consentement ». Si le juge estime après visionnage que ce visa doit être réhaussé aux moins de 16 ans ou moins de 18 ans il pourra suspendre en urgence le visa d’exploitation alors même que le film est encore à l’affiche, obligeant le ministre de la Culture à prendre une nouvelle décision.

  1. Quelle est la procédure de classification d’un film ?
La diffusion d’un film en salles n’est pas totalement libre en France, puisqu’une procédure d’autorisation préalable et une police spéciale sont instituées pour contrôler le contenu des œuvres dans une finalité de prévention des atteintes à l’ordre public et de protection de la jeunesse.

La représentation cinématographique est ainsi subordonnée à l'obtention d'un visa d'exploitation délivré par le ministre chargé de la culture. Ce visa peut être refusé ou sa délivrance subordonnée à des conditions pour des motifs tirés de la protection de l'enfance et de la jeunesse ou du respect de la dignité humaine[1].

Le ministre chargé de la culture délivre le visa d'exploitation du film après avis de la commission de classification. Cette commission émet sur les œuvres cinématographiques, y compris les bandes-annonces, un avis tendant à l'une des mesures suivantes[2] :

  • Visa autorisant pour tous publics la représentation de l'œuvre cinématographique
  • Visa comportant l'interdiction de la représentation aux mineurs de 12 ans
  • Visa comportant l'interdiction de la représentation aux mineurs de 16 ans
  • Visa comportant l'interdiction de la représentation aux mineurs de 18 ans
  • Classement X sur la liste des œuvres pornographiques
  • Interdiction totale de l'œuvre cinématographique
La commission peut proposer d'assortir chaque mesure d'un avertissement, destiné à l'information du spectateur, sur le contenu de l'œuvre ou certaines de ses particularités, par exemple « Plusieurs scènes de sexe réalistes sont de nature à choquer un jeune public ».

La mesure de classification, assortie le cas échéant de l'avertissement, doit être proportionnée aux exigences tenant à la protection de l'enfance et de la jeunesse, au regard de la sensibilité et du développement de la personnalité propres à chaque âge, et au respect de la dignité humaine.

La composition de la commission est diverse : elle comprend des représentants de plusieurs ministères (intérieur, justice, éducation nationale, famille), des professionnels du cinéma, des experts, des représentants du monde médical, des associations familiales, un représentant du Défenseur des droits, etc.

  1. Peut-on contester la classification d’un film devant le juge ?
Comme tout acte administratif, la décision par laquelle le ministre de la Culture accorde un visa d'exploitation cinématographique à un film est susceptible de recours.

Le recours est possible par toute personne disposant d’un intérêt à agir comme une association de protection de la jeunesse ou un simple spectateur.

Le recours pour excès de pouvoir est possible dans le délai de deux mois pour demander l’annulation de cette décision devant la cour administrative d'appel de Paris, compétente en premier ressort[3] (depuis 2017) et le Conseil d’État comme juge de cassation.

L’inconvénient du recours pour excès de pouvoir contre un visa d'exploitation cinématographique est la lenteur de la procédure (un an voire un an et demi) : le temps que la justice administrative se prononce, le film n’est plus en salles depuis longtemps. Le jugement ne conserve donc son intérêt que pour les autres formes d’exploitation du film, suivant la chronologie des médias (télévision, plateformes, vente de supports, etc.).

D’où l’intérêt d’assortir le recours pour excès de pouvoir exercé contre un visa d'exploitation cinématographique d’un référé suspension tendant à la suspension en urgence des effets de cette décision[4].

Dans le référé suspension, le juge des référés ne peut pas annuler l’acte attaqué, mais seulement suspendre son exécution ou certains de ses effets dans l’attente du jugement au fond :

  • Lorsque l'urgence le justifie,
  • Et qu'il est fait état d'un moyen propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision.
Le référé suspension contre un visa d'exploitation cinématographique est intéressant dans la mesure où le juge administratif se prononce dans un délai variant de 48H à un mois c’est-à-dire alors que le film est encore en salles.

Le juge administratif exerce un contrôle maximum sur le visa d'exploitation cinématographique délivré par le ministre de la Culture[5].

Concrètement, ceci signifie que le juge administratif vérifie si le ministre de la Culture n’a pas commis d’erreur dans la classification opérée, en tenant compte de la nécessité de concilier les intérêts généraux dont il a la charge avec le respect dû aux libertés publiques et, notamment, à la liberté d’expression. Ce contrôle est très poussé, le juge allant jusqu’à contrôler l’opportunité de la décision prise en visionnant le film pour exercer son contrôle.

  1. Existe-t-il des exemples en jurisprudence de contrôle du juge sur la classification d’un film ?
Les exemples de contrôle du juge sur la classification d’un film sont nombreux en jurisprudence :

  • En 2000, la décision du ministre de la Culture accordant un visa d'exploitation aux mineurs de 16 ans au film « Baise-moi » a été annulée par le Conseil d’État « il résulte de l'instruction que le film "Baise-moi" est composé pour l'essentiel d'une succession de scènes de grande violence et de scènes de sexe non simulées (…) il constitue ainsi un message pornographique et d'incitation à la violence susceptible d'être vu ou perçu par des mineurs »[6]
  • En 2009, le film « Antichrist » a fait l’objet d’un premier recours en référé lors de sa sortie en salles par des associations qui contestaient l’interdiction aux seuls mineurs de 16 ans et demandaient son interdiction aux mineurs de 18 ans. Le Conseil d’État a d’abord rejeté le recours en référé « si le film comporte quelques scènes de sexe non simulées et quelques scènes de violence entre les deux personnages principaux, ces scènes sont concentrées à la fin du film, d'une très faible durée par rapport à la durée totale de ce film, présentées en noir et blanc dans une atmosphère qui en relativise la portée, et ne constituent pas le thème principal du film »[7]. Mais en 2017 soit huit ans après sa sortie en salles, le Conseil d’État finira par donner raison aux associations en retenant une interdiction aux mineurs de 18 ans pour ce film[8] compte tenu des scènes de sexe non simulées et de sa grande violence ;
  • En 2013, le film « La vie d’Adèle » avait initialement été interdit aux seuls mineurs de 12 ans. Compte tenu de « plusieurs scènes de sexe présentées de façon réaliste » dont une scène de sexe de près de sept minutes filmée en plan séquence et sans musique « de nature à heurter la sensibilité du jeune public », la CAA de Paris avait donné raison à l’association requérante en annulant le visa d’exploitation de ce film. Mais finalement, le Conseil d’État a maintenu l’interdiction aux seuls mineurs de 12 ans en 2016 en considérant que « si les scènes de sexe en cause, bien que simulées, présentent un caractère de réalisme indéniable, elles sont, d’une part, exemptes de toute violence, et d’autre part, filmées sans intention dégradante »[9].
  • En 2015, le Conseil d’État a annulé le visa d’exploitation du film « SAW 3D Chapitre final » comportant une interdiction aux seuls mineurs de 16 ans sur le recours d’une association. Le Conseil d’État a constaté que le film comportait de nombreuses de scènes de très grande violence, filmées avec réalisme et montrant notamment des actes répétés de torture et de barbarie, susceptibles de heurter la sensibilité des mineurs et préconisé l’interdiction de la diffusion publique du film à l’ensemble des mineurs ;
  • En 2016, le film documentaire « Salafistes » a fait l’objet d’un recours en référé lors de sa sortie en salles par sa société de production qui contestait l’interdiction aux mineurs de 18 ans et demandait son interdiction aux mineurs de 16 ans. Le tribunal administratif de Paris a donné raison à la société de production du film en suspendant la décision du ministre. Nonobstant sa grande violence, le juge administratif a considéré que la contextualisation et la narration du film documentaire permettaient à un jeune public de 16 ans de prendre le recul nécessaire et de réfléchir aux exactions dénoncées[10]. Le sens de ce jugement sera confirmé en 2019 par le Conseil d’État[11];
  • En 2019, le Conseil d’État a maintenu l’interdiction aux seuls mineurs de 12 ans du film d’animation « Sausage party » qui était contestée par des associations : « il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que si le film d'animation en cause met en scène des personnages s'exprimant dans un langage grossier et parfois vulgaire et comporte plusieurs passages pendant lesquels des aliments représentés de manière anthropomorphique consomment de l'alcool et de la drogue et se livrent à des pratiques sexuelles, ces scènes sont représentées sans recherche de réalisme et d'une façon qui se veut humoristique. »[12]
Le juge administratif se prononce donc au cas par cas sur l’adéquation du visa d'exploitation cinématographique délivré par le ministre de la Culture avec le film en question. La décision la plus importante juridiquement est celle rendue au fond, c’est-à-dire le jugement du recours pour excès de pouvoir. Mais ce jugement arrive toujours tardivement, plusieurs années après la sortie en salles.

En pratique, c’est donc le jugement rendu en référé c’est-à-dire quand le film est encore à l’affiche qui a une grande incidence sur l’exploitation en salles du film, même si cette décision peut ultérieurement être déjugée au fond.

  1. Peut-on contester en justice la classification du film « Le consentement » ?
Comme il a été vu, la décision du ministre chargé de la culture qui a délivré le visa d'exploitation du film « Le consentement » ­­ comportant l'interdiction de la représentation aux seuls mineurs de 12 ans peut faire l’objet à la fois d’un recours pour excès de pouvoir et d’un référé suspension devant la cour administrative d’appel de Paris puis, le cas échéant, le Conseil d’État.

Le recours est possible par toute personne disposant d’un intérêt à agir comme une association de protection de la jeunesse ou un simple spectateur.

Compte tenu des données disponibles, le visa d’exploitation n°156892 du film le consentement a été délivré le 26 septembre 2023 (CNC) accompagné de l’avertissement suivant « La complexité du film et la brutalité de certaines scènes à caractère sexuel sont susceptibles de heurter la sensibilité d'une jeune public non averti et non accompagné ».

Saisi dans le délai de deux mois, le juge administratif contrôlera l’adéquation du visa d'exploitation cinématographique délivré par le ministre de la Culture avec le contenu du film en question, comprenant des scènes de sexe choquantes entre un homme de 50 ans et une enfant de 13 ans. Il pourra tenir compte de la réception par le public, notamment des nombreuses vidéos « TikTok » par lesquelles un très jeune public (entre 12 et 18 ans) se montre choqué par le visionnage du film (Le Parisien).

Si le juge administratif suspend en urgence l’exécution de la décision du ministre, un nouveau visa devrait être délivré par le ministre comprenant une classification plus restrictive (16 ans ou 18 ans) alors que le film est encore à l’affiche.

Si la décision en référé pourrait intervenir rapidement (entre 48H et 1 mois après la saisine du juge), le jugement au fond n’interviendra en revanche que dans plusieurs années et ne concernera donc que les autres formes d’exploitation du film (télévision, plateformes, vente de supports, etc.).

 

[1] Article L. 211-1 du code du cinéma et de l'image animé

[2] Articles R. 211-10, R. 211-12 et R. 211-13 du code du cinéma et de l'image animé

[3] Article R. 311-2 du code de justice administrative

[4] Article L. 521-1 du code de justice administrative

[5] CE, ass., 24 janvier 1975, Ministre de l'Intérieur c/ Sté Rome-Paris Film, n° 72868

[6] CE, 30 juin 2000, n° 222195

[7] CE, ord., 23 juin 2009, n° 328678

[8] CE, 13 janvier 2017, n° 397819

[9] CE, 28 septembre 2016, n° 395535

[10] TA Paris, 18 février 2016, n° 1601822/9

[11] CE, 5 avril 2019, n° 417343

[12] CE, 4 mars 2019, n° 417346

 
Untitled 1Décision commentée : CE, ord., 18 octobre 2023, Association Comité Action Palestine, n°488860.

Par un télégramme du 12 octobre 2023 relatif aux « conséquences des attaques terroristes subies par Israël depuis le 7 octobre 2023 », le ministre de l’Intérieur a donné consigne aux préfets d’interdire systématiquement les manifestations pro-palestiniennes sur le territoire national, en raison des troubles à l’ordre public qu’elles étaient susceptibles de générer.

L’association Comité Action Palestine a saisi le juge des référés du Conseil d’État d’une demande de suspension de l’exécution de ce télégramme sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative (référé-liberté).

Par une ordonnance n°488860 du 18 octobre 2023, le Conseil d’État a rejeté la requête de l’association Comité Action Palestine… tout en lui donnant raison sur le fond.

Le Conseil d’État a en effet rappelé que, nonobstant le télégramme du 12 octobre 2023 du ministre de l’Intérieur, il n’est pas possible aux préfets d’interdire systématiquement et indistinctement toutes les manifestations pro-palestiniennes et même pro-israéliennes sur le territoire national sans une appréciation au cas par cas sur le risque de trouble à l’ordre public de l’événement pour les raisons suivantes.

La procédure de référé-liberté permet au juge des référés de se prononcer très rapidement sous 48H et d’ordonner « toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale » à condition qu’il lui soit démontré (article L. 521-2 du code de justice administrative) :

  • Une situation d’urgence,
  • Et une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.


L’association requérante faisait valoir que l’atteinte était caractérisée sur 2 libertés fondamentales : la liberté de manifester et la liberté d'expression des courants de pensée et d'opinion, qui font l’objet d’une protection constitutionnelle, conventionnelle et législative.

Selon l’association Comité Action Palestine, interdire de façon générale et absolue toutes les manifestations de soutien au peuple palestinien, alors que les risques de troubles à l’ordre public ne sont pas avérés, notamment au vu du déroulement de récentes manifestations ayant le même objet, qu’une crise humanitaire est en cours dans la bande de Gaza et que ces manifestations auront lieu même si elles sont interdites porte une atteinte grave et manifestement illégale à ces deux libertés.

Le Conseil d’État a rejeté ce référé liberté… tout en donnant raison en pratique à l’association requérante.

La haute juridiction administrative a rappelé que le respect de la liberté de manifestation et de la liberté d’expression, qui ont le caractère de libertés fondamentales, doit être concilié avec l’exigence constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public.

Le système français est en effet un système équilibré : la liberté de manifestation est protégée, mais trouve ses limites dans la nécessaire protection de l’ordre public. Une manifestation peut donc être interdite si elle risque de dégénérer et de créer des troubles à l’ordre public (violences contre les personnes, dégradations des biens, commission d’infractions pénales), ce qu’il appartient à l’autorité administrative d’apprécier (articles L. 211-1 à -4 du code de la sécurité intérieure).

Le point central de ce dossier est que la mesure d’interdiction d’une manifestation ne peut être prise qu’en dernier recours et doit être motivée au cas par cas, c’est-à-dire manifestation par manifestation. La jurisprudence est constante en la matière : la liberté est la règle et la restriction de police l’exception (CE, 10 août 1917, Baldy, n°59855 ; CE, 19 mai 1933, Benjamin, n° 17413 et 17520).

Or dans son télégramme du 12 octobre 2023, le ministre de l’Intérieur a donné consigne aux préfets d’interdire systématiquement et indistinctement toutes les manifestations pro-palestiniennes sur le territoire national.

On peut toutefois raisonnablement penser que toutes ces manifestations n’ont pas automatiquement vocation à dégénérer en pratique : certaines pourraient se dérouler dans le calme. S’il n’y a pas de risque de trouble à l’ordre public, la manifestation doit donc être autorisée.

C’est ce qu’a subtilement rappelé le Conseil d’État dans son ordonnance.

Le Conseil d’État a d’abord jugé que certaines manifestations devaient systématiquement être interdites, car elles créaient par nature un risque de trouble à l’ordre public en donnant la liste suivante :

  • les manifestations sur la voie publique ayant pour objet, directement ou indirectement, de soutenir le Hamas, organisation inscrite sur la liste de celles qui font l’objet de mesures restrictives spécifiques dans le cadre de la lutte contre le terrorisme par le règlement d’exécution (UE) 2023/1505 du Conseil du 20 juillet 2023,
  • les manifestations sur la voie publique ayant pour objet de justifier ou de valoriser les exactions telles que celles du 7 octobre 2023,
  • les manifestations sur la voie publique relevant du délit d’apologie publique du terrorisme ou de la provocation publique à la discrimination, à la haine ou à la violence contre un groupe de personnes à raison de son appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion.


Cependant, dans le même temps, le Conseil d’État a indiqué que le télégramme ministériel du 12 octobre 2023 était mal rédigé (« en dépit de sa regrettable approximation rédactionnelle ») et l’a donc corrigé en rappelant lui-même l’interprétation à retenir : il appartient à l’autorité préfectorale d’apprécier au cas par cas, à la date à laquelle elle se prononce, la réalité et l’ampleur des risques de troubles à l’ordre public susceptibles de résulter de chaque manifestation déclarée ou prévue, en fonction de son objet, déclaré ou réel, de ses caractéristiques propres et des moyens dont elle dispose pour sécuriser l’évènement.

Selon le Conseil d’État, il n’est donc pas possible d’interdire systématiquement toutes les manifestations en lien avec le conflit israélo-palestinien, quelle que soit du reste la partie au conflit qu’elles entendent soutenir, sans apprécier au cas par cas si un risque de trouble à l’ordre public est localement caractérisé.

C’est un retour à la jurisprudence traditionnelle en la matière, dont le télégramme contesté s’était très largement écarté.

Le Conseil d’État a donc privé d’effet le télégramme du ministre de l’Intérieur en rappelant l’état de sa jurisprudence traditionnelle en matière de conciliation des libertés fondamentales avec les risques de troubles à l’ordre public : une appréciation au cas par cas et pas générale et indifférenciée)… tout en rejetant le recours de l’association Comité Action Palestine.

Cette solution pourrait paraître paradoxale, mais il n’en est rien puisque le Conseil d’État a lui-même neutralisé le télégramme du ministre de l’Intérieur, qui ne peut donc plus servir de fondement à une interdiction générale et absolue de manifestations en lien avec le conflit israélo-palestinien à l’avenir.

Le rejet du référé liberté était donc logique avec les précisions du Conseil d’État, puisque le télégramme corrigé par le rappel du juge administratif sur la conciliation nécessaire entre les libertés fondamentales et l’ordre public ne portait plus d’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.

Il faut retenir que le Conseil d’État a donc jugé le 18 octobre 2023 que :

  • Nonobstant le télégramme du 12 octobre 2023 du ministre de l’Intérieur, il n’est pas possible aux préfets d’interdire systématiquement et indistinctement toutes les manifestations pro-palestiniennes et pro-israéliennes sur le territoire national ;
  • L’autorité administrative doit toujours apprécier au cas par cas, manifestation par manifestation, si un risque de trouble à l’ordre public est caractérisé (violences contre les personnes, dégradations des biens, commission d’infractions pénales) ;
  • Ce n’est qu’en présence d’un risque de trouble à l’ordre public qu’une manifestation peut être interdite, au cas par cas et sous le contrôle du juge administratif ;
  • Le télégramme du 12 octobre 2023 du ministre de l’Intérieur ne peut pas servir de fondement à une interdiction générale et absolue de manifestations en lien avec le conflit israélo-palestinien à l’avenir.
Untitled 1Samedi 7 octobre 2023, le monde a été frappé d’effroi par les attaques qui ont frappé Israël. Pour marquer leur solidarité avec les victimes, des maires ont souhaité pavoiser d’un drapeau israélien la façade de leur hôtel de ville.

Mais est-ce vraiment légal ?

Oui, à condition que l'affichage soit temporaire, humanitaire et ne soit pas une marque de soutien politique dans un conflit international.

Comme tout édifice public, la mairie est tenue au strict respect du principe de neutralité. Il est par conséquent interdit d’apposer sur sa façade des signes symbolisant la revendication d’opinions politiques, religieuses ou philosophiques.

C’est la position constante du Conseil d’État en la matière depuis 2005 :

« (...) Le principe de neutralité des services publics s’oppose à ce que soient apposés sur les édifices publics des signes symbolisant la revendication d’opinions politiques, religieuses ou philosophiques (...) »[1].


Récemment le 3 mai 2023, le Conseil d’État a ordonné à la mairie de Paris de retirer une banderole illégale de soutien à la grève contre la réforme des retraites de la façade de l’hôtel de ville par exemple[2].

Le principe de neutralité interdit donc au Maire de privatiser la façade de la mairie, qui ne lui appartient pas, pour exprimer ses opinions.

Cependant il est toléré en pratique que la façade des édifices publics puisse servir de support à des manifestations de solidarité conformes aux engagements internationaux de la France. C’est ainsi que les mairies ont pu légalement afficher le drapeau ukrainien sur leur façade.

Les signes de soutien à des causes humanitaires ou la lutte contre les discriminations, conformes à la loi française, peuvent ainsi être également tolérés sur les édifices publics.

La jurisprudence administrative a déjà accepté la présence d’un drapeau LGBT au fronton d’une mairie sur le fondement de la lutte contre les discriminations qui sont prohibées par la loi[3].

C’est aussi le cas pour des sujets locaux, sous réserve d’un intérêt public local : l’usage de mobilier urbain par une municipalité sur un sujet ayant strictement trait à des affaires locales a déjà été validé par le Conseil d’État[4].

Lors de la visite de personnalités étrangères, il est également d’usage d’afficher temporairement le drapeau de l’État invité sur la façade de l’édifice public.

On peut donc conclure que les mairies françaises peuvent légalement afficher temporairement sur la façade de leur hôtel de ville un drapeau israélien en signe de solidarité à la suite des attaques du 7 octobre 2023, dans le respect de la politique internationale de la France.

Enfin, pour être complet sur le sujet, la jurisprudence administrative a déjà sanctionné une municipalité qui avait affiché de manière permanente (pendant plus d’un an) un drapeau palestinien sur le fronton de son hôtel de ville pour marquer son soutien aux palestiniens en dehors de tout événement particulier[5]. La sanction aurait été similaire pour un drapeau israélien, car le juge administratif ne tolère qu’un affichage temporaire pour des considérations humanitaires et pas une marque de soutien permanent politique à l’une ou l’autre des parties.

Le pavoisement de l’édifice public doit donc toujours rester temporaire dans ce cadre, car il n’appartient pas à une municipalité de prendre parti dans un conflit international, mais simplement de marquer sa solidarité face à un événement tragique.

 

[1] CE, 27 juillet 2005, Commune de Sainte-Anne, n°259806

[2] TA Paris, 3 mai 2023, n°2308852/2

[3] TA Paris, 17 mai 2019, n°1813863/4-2

[4] CE, 23 juillet 1986, M. Divier, n°55064

[5] TA Lyon, 7 juillet 2011, n°0805509

Untitled 1C’est la nouvelle psychose nationale. Jeudi 5 octobre 2023, des professeurs d’un lycée parisien ont fait valoir leur droit de retrait après la découverte de punaises de lit dans l’établissement. Des agents de la RATP ont menacé de faire pareil en raison de punaises dans les rames.

Mais est-ce vraiment possible juridiquement ? Les fonctionnaires peuvent-ils utiliser leur droit de retrait sur le simple sujet des punaises de lit ?

On fait le point juridiquement.

Le droit de retrait des fonctionnaires est très encadré. Il s’envisage au cas par cas et ne pas être généralisé (1). Si une contamination des locaux par des punaises de lit est très désagréable, elle ne constitue pas pour autant une situation dangereuse permettant de justifier le droit de retrait des fonctionnaires (2).

1/ Le droit de retrait des fonctionnaires, un droit très strictement encadré

Les fonctionnaires sont astreints à un strict devoir d’obéissance hiérarchique. Par la profession spécifique qu’ils ont librement choisi de rejoindre, ils doivent obéissance à l’État ou la personne publique qui les emploie.

Cependant, cette obligation est tempérée par l’existence d’un droit de retrait leur permettant de désobéir de manière exceptionnelle si la situation le justifie.

Le droit de retrait ne peut être exercé qu’en cas de situation professionnelle présentant un danger grave et imminent pour la santé physique de l’agent :

  • L'agent doit alerter immédiatement sa hiérarchie de toute situation de travail dont il a un motif raisonnable de penser qu'elle présente un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé ainsi que de toute défectuosité qu'il constate dans les systèmes de protection ;
  • Il peut se retirer d'une telle situation ;
  • Aucune sanction disciplinaire ni aucune retenue de salaire ne peut être prise à l'encontre d'un agent qui s’est retiré d'une telle situation ;
  • L'autorité administrative ne peut pas demander à l'agent qui a fait usage de son droit de retrait de reprendre son activité tant que persiste ce danger grave et imminent.

En revanche, l'agent qui abuse du droit de retrait en l'exerçant dans une situation qui ne le justifie pas s'expose à des sanctions disciplinaires pouvant aller jusqu'au licenciement pour abandon de poste.

La question est donc la suivante : une contamination de locaux publics par des punaises de lit constitue-t-elle une situation de danger grave et imminent justifiant le droit de retrait des fonctionnaires ?

2/ La contamination de locaux publics par des punaises de lit, une situation regrettable, mais pas un danger grave et imminent justifiant le droit de retrait des fonctionnaires

L’exercice du droit de retrait des fonctionnaires reste une situation très exceptionnelle.

Même si l’appréciation du danger est toujours subjective, seule une situation de vrai danger grave et imminent pour la santé physique de l’agent peut justifier sa mise en œuvre. Le juge administratif exerce son contrôle sur l’existence d’un motif raisonnable qui permettrait à l’agent de penser qu’un tel danger est caractérisé pour sa santé physique.

Or le juge administratif, qui exerce un contrôle normal en la matière, ne reconnaît que rarement l’existence d’un vrai danger autorisant le droit de retrait des fonctionnaires. Sans doute pour ne pas ouvrir la porte à un exercice abusif de ce droit dans la fonction publique et ne pas porter atteinte à la continuité du service public.

Le juge administratif exige ainsi une situation de danger grave pour justifier le droit de retrait, comme la présence d’amiante dans les locaux avec un vrai risque cancérigène[1], un risque d'agression d'un agent par ses collègues ou des usagers[2] ou une situation de harcèlement moral[3].

L’examen de la jurisprudence permet de conclure qu’une contamination de locaux publics par des punaises de lit, bien que très regrettable, ne constitue pas pour autant une situation de danger grave et imminent justifiant le droit de retrait des fonctionnaires :

  • Le Conseil d’État a rejeté le droit de retrait de fonctionnaires qui faisaient valoir un risque sanitaire lié à la présence de chauves-souris dans un établissement scolaire[4];
  • La présence, dans un établissement hospitalier, de malades porteurs des virus HIV et hépatite B ne constitue pas un danger grave et imminent caractérisé permettant l’exercice du droit de retrait d’un agent[5];
  • Dans le cadre de l’épidémie de covid-19, le droit de retrait des fonctionnaires n’a pas été validé en jurisprudence.

Les fonctionnaires ne peuvent donc pas exercer leur droit de retrait sur le seul fondement de la présence de punaises de lit dans les locaux, car cette situation ne sera pas jugée suffisamment dangereuse par le juge pour justifier l’exercice de ce droit.

Prudence en la matière, car si les conditions du droit de retrait ne sont pas réunies, l'agent peut faire l'objet d'une retenue pour absence de service fait ou de sanctions disciplinaires.

Ce qui ne signifie pas pour autant que l’administration ne doive rien faire : l’employeur public est garant de la santé et sécurité de ses agents et doit donc tout mettre en œuvre pour la décontamination de locaux infectés, sauf à risquer de voir sa responsabilité engagée.

 

[1] TA Marseille, 24 mai 2011, Hierlé, n° 0805542

[2] CAA Marseille, 10 février 2009, n° 06MA01703

[3] CE, 16 décembre 2009, n°320840

[4] CE, 18 juin 2014, n°369531

[5] TA Versailles, 2 juin 1994, Hadjab, Lebon 1193

Untitled 1Par une note de service en date du 31 août 2023, le ministre de l'Éducation nationale a indiqué aux chefs d’établissements scolaires que l’abaya et le qamis devaient désormais être regardés comme des tenues religieuses contraires à la loi du 15 mars 2004 et donc interdites à l’école[1].

Considérant cette mesure comme « islamophobe », l’association Action droits des musulmans (ADM) a exercé un référé-liberté contre la note de service du ministre devant le Conseil d’État lui demandant d’en suspendre l’exécution. L’affaire a été mise à l’audience du mardi 5 septembre 2023.

Ce qu’il faut retenir :

  • Par une ordonnance du 7 septembre 2023, le Conseil d’État a validé en référé l’interdiction de l’abaya et du qamis à l’école en donnant raison au ministre. Le Conseil d’État a jugé qu’aucune atteinte grave et manifestement illégale n’était portée par ce texte à une liberté fondamentale (1)
  • L'abaya et le qamis ne peuvent pas être pas considérés comme des signes religieux "discrets" au sens de la loi du 15 mars 2004
  • L'abaya et le qamis constituent "une manifestation ostensible de l'appartenance religieuse des élèves" et violent donc la loi du 15 mars 2004
  • Le choix de l'abaya ou du qamis comme tenue vestimentaire à l'école "s'inscrit dans une logique d'affirmation religieuse"
  • Cette décision n’est pas surprenante, car le ministre de l’Éducation nationale a la compétence juridique pour ajouter par note de service d’autres signes religieux par nature ou par destination comme l’abaya dans la liste des signes interdits à l’école sur le fondement de la loi du 15 mars 2004 c’est-à-dire de la laïcité (2)
  • L’ordonnance rendue le 7 septembre 2023 ne clôt pas pour autant définitivement le sujet. Un recours au fond contre la note de service du ministre de l'Éducation nationale sur le sujet de l’abaya à l’école pourrait être porté devant le Conseil d’État avant le 31 octobre 2023. Le juge administratif statuerait alors dans un délai d’un an, voire plus (3)
  1. Le contenu de l’ordonnance du 7 septembre 2023 : ce qu’a jugé le Conseil d’État

La procédure de référé-liberté permet au juge des référés de se prononcer très rapidement sous 48H et d’ordonner « toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale » à condition qu’il lui soit démontré[2] :

  • Une situation d’urgence,
  • Et une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.

Par une ordonnance n°487891 du jeudi 7 septembre 2023, le Conseil d’État a donné raison au ministre et rejeté sur le fond, sans avoir à examiner la condition d’urgence, le référé introduit par l’association ADM[3].

Le Conseil d’État a jugé que la note de service du ministre n’emportait aucune atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale et validé la mesure en référé.

Pour parvenir à une telle solution, la haute juridiction administrative a pris en compte les éléments suivants.

L’association requérante faisait valoir que l’atteinte était caractérisée sur 3 libertés fondamentales : la vie privée, la liberté individuelle de porter une robe traditionnelle et le droit à l’éducation.

Ces moyens ont été balayés par le juge des référés.

En premier lieu, le Conseil d’État a rappelé que si la loi du 15 mars 2004 interdisait dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse, elle autorisait à l’inverse le port de signes religieux « discrets » comme une croix, une main de fatma ou une étoile de David.

Dans ce cadre, le Conseil d’État a jugé que l’abaya et le qamis ne peuvent pas être regardés comme des signes religieux « discrets » au sens de la loi du 15 mars 2004 et qu’ils sont donc interdits à l’école.

En deuxième lieu, le juge administratif est allé plus loin en reprenant une définition de ces vêtements donnés à l’audience par le ministère : « les tenues de type abaya (…) un vêtement féminin couvrant l'ensemble du corps à l'exception du visage et des mains, ou qamis, son équivalent masculin ». Le Conseil d’État considère donc que la mesure prise par le ministre n’est pas imprécise, puisque les vêtements interdits sont parfaitement identifiables. Cette définition validée par le juge sera utile aux chefs d’établissements.

Enfin, le Conseil d’État s’est appuyé sur le fait que les signalements d'atteinte à la laïcité liés au port de signes ou de tenues religieux interdits dans les établissements d'enseignement publics ont connu une forte augmentation au cours de l'année scolaire 2022-2023, avec 1 984 signalements contre 617 au cours de l'année scolaire précédente. Cette évolution à la hausse étant clairement liée au port de l’abaya et du qamis à l’école selon le juge administratif.

Dans ces conditions, le Conseil d’État a pu déduire que le ministre de l'Éducation nationale et de la jeunesse n’avait porté aucune atteinte grave et manifestement illégale au droit au respect de la vie privée, à la liberté de culte, au droit à l'éducation et au respect de l'intérêt supérieur de l'enfant ou au principe de non-discrimination comme le faisait valoir l’association requérante.

Le Conseil d’État a donc logiquement rejeté le référé liberté de l’association ADM.

En rejetant le référé au fond, le Conseil d’État n’a même pas eu à examiner la condition d’urgence, ce qui n’est pas surprenant.

Le Conseil d’État a donc jugé le 7 septembre 2023 que :

  • L'abaya et le qamis ne peuvent pas être pas considérés comme des signes religieux "discrets" au sens de la loi du 15 mars 2004
  • L'abaya et le qamis constituent "une manifestation ostensible de l'appartenance religieuse des élèves" et violent donc la loi du 15 mars 2004
  • Le choix de l'abaya ou du qamis comme tenue vestimentaire à l'école "s'inscrit dans une logique d'affirmation religieuse"
  • Le ministre n'a porté aucune atteinte "au respect de la vie privée, à la liberté de culte, au droit à l'éducation et au respect de l'intérêt supérieur de l'enfant"
  • Le ministre n'a porté aucune atteinte au principe de non-discrimination en interdisant l'abaya et le qamis à l'école
  1. Analyse de l’ordonnance du 7 septembre 2023 rendue par le Conseil d’État sur l’abaya

L’ordonnance du 7 septembre 2023 du Conseil d’État sur le sujet de l’abaya n’est pas surprenante.

En effet, de jurisprudence constante, le ministre dispose en qualité de chef de service d’un pouvoir réglementaire lui permettant, en l’absence de toute habilitation par une loi ou un décret, de prendre toutes mesures nécessaires à l’organisation de ses services[4].

C’est ce pouvoir qui permet notamment aux ministres de prendre des circulaires d’interprétation de textes législatifs.

La loi du 15 mars 2004[5] est claire, mais elle est volontairement imprécise : « Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit ».

La loi fixe le cadre général et n’est pas faite pour prévoir à l’avance toutes les modes. C’est en revanche le rôle de ses textes d’application comme la note de service d’un ministre.

Par une circulaire du 18 mai 2004[6], le ministre de l’Éducation nationale avait déjà précisé que « le voile islamique, quel que soit le nom qu'on lui donne, la kippa ou une croix de dimension manifestement excessive » devaient être regardés comme des signes religieux ostensibles interdits à l’école. On parle de signes religieux par nature.

Par la suite, la jurisprudence administrative a pu ajouter des interdictions sur des signes moins évidents comme un simple bandana. On parle alors de signes religieux par destination et c’est l’intention de l’élève qui prévaut :

« (…) après avoir relevé, par une appréciation souveraine des faits, que le carré de tissu de type bandana couvrant la chevelure de Mlle A était porté par celle-ci en permanence et qu'elle-même et sa famille avaient persisté avec intransigeance dans leur refus d'y renoncer, la cour administrative d'appel de Nancy a pu, sans faire une inexacte application des dispositions de l'article L. 141-5-1 du code de l'éducation, déduire de ces constatations que Mlle A avait manifesté ostensiblement son appartenance religieuse par le port de ce couvre-chef, qui ne saurait être qualifié de discret, et, dès lors, avait méconnu l'interdiction posée par la loi (…) »[7].

Pour apprécier les intentions de l’élève, une phase de dialogue est prévue par les textes[8]. Les questions suivantes permettent aux chefs d’établissement d’arriver à une conclusion sur chaque cas particulier :

  • Le couvre-chef ou la tenue litigieuse peuvent-ils être qualifiés de discret(s) ?
  • Sont-ils portés en permanence, ou occasionnellement par l’élève à l'intérieur des locaux scolaires ?
  • Peuvent-ils être qualifiés de simples accessoires de mode ou à finalité purement esthétique ?
  • Relève-t-on une intransigeance et une détermination par lesquelles l’élève et/ou sa famille ont persisté dans leur refus de renoncer à ce couvre-chef ?
  • Le port de la coiffe ou de la tenue litigieuse s'est-il accompagné d'un acte revendicatif, de discours ou d'attitudes de contestation de la laïcité, ou de prosélytisme ?

Il ne fait donc pas de doute que le ministre de l’Éducation nationale a la compétence juridique pour ajouter par note de service d’autres signes religieux par nature ou par destination dans la liste des signes interdits à l’école sur le fondement de la loi du 15 mars 2004 c’est-à-dire de la laïcité, sans violer les libertés fondamentales.

La légalité de l’interdiction de l’abaya à l’école est donc évidente sur le fondement de la loi du 15 mars 2004 telle qu’interprétée par le ministre qui a le pouvoir de compléter et préciser le texte. La procédure de dialogue prévue par le code de l’éducation permet par ailleurs que les droits des élèves et donc les libertés fondamentales soient respectées.

La réglementation du port des signes religieux à l’école est un sujet juridique assez simple en réalité, qui ne devient compliqué que quand des personnes qui, pour la plupart, ne connaissent pas les règles juridiques applicables, s’en emparent pour faire de la politique ou du prosélytisme.

  1. Les prochaines étapes

L’ordonnance rendue le 7 septembre 2023 sur le sujet de l’abaya par le Conseil d’État ne clôt pas pour autant définitivement ce sujet. Il s’agit en effet d’une ordonnance rendue en référé, c’est-à-dire une décision provisoire d’urgence. Or un autre recours est possible contre la note de service du ministre : le recours au fond autrement appelé recours pour excès de pouvoir (REP) qui prend en moyenne plus d’un an à être jugé.

S’est déjà posée par le passé la question de la recevabilité d’un REP contre une note de service, qui est un texte juridique de plus faible valeur qu’un décret ou qu’une loi par exemple.

Le Conseil d’État a déjà tranché le point de la recevabilité du recours dirigé contre une note de service par une jurisprudence de principe. À l'instar de son raisonnement en matière de circulaires, le juge administratif a décidé que le recours contre une note de service est bel et bien recevable si elle contenait des dispositions impératives[9].

Il faut donc retenir que la note de service contenant des dispositions impératives est un acte susceptible d'être contesté devant le juge administratif.

Sur le sujet de l’abaya à l’école, il est certain que la note de service en date du 31 août 2023 du ministre de l'Éducation nationale contient des consignes impératives d’interdiction aux chefs d’établissement.

Un REP dirigé contre cette note de service sera donc recevable.

C’est le Conseil d’État qui sera compétent pour statuer en premier et dernier ressort en la matière, s’agissant d’un texte ministériel de portée générale et nationale[10].

À la suite du rejet de son référé liberté le 7 septembre 2023, il est probable que l’association ADM, une autre association ou même des parents d’élèves envisagent d’exercer un recours au fond contre le texte. Dans ce cas, le recours devra être exercé avant le 31 octobre 2023, le délai de recours étant de deux mois[11]. Le Conseil d’État statuera alors dans un délai assez long (sans doute plus d’un an).

Pour résumer, un recours au fond contre la note de service du ministre de l'Éducation nationale sur le sujet de l’abaya à l’école porté devant le Conseil d’État sera donc recevable sur le principe avant le 31 octobre 2023.

Ce qui ne veut pas dire que ce recours emportera l’annulation du texte…


Décision commentée : CE, ord., 7 septembre 2023, Association Action droits des musulmans, n°487891

 

[1] Bulletin officiel du ministère de l’Éducation nationale et de la jeunesse n° 32 du 31 août 2023

[2] Article L. 521-2 du code de justice administrative

[3] CE, ord., 7 septembre 2023, Association Action droits des musulmans, n°487891

[4] CE, 7 février 1936, Jamart, n° 43321

[5] Loi n° 2004-228 du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics

[6] Circulaire du 18 mai 2004 relative à la mise en œuvre de la loi n° 2004-228 du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées public

[7] CE, 5/12/2007, n°295671

[8] Article L. 141-5-1 du code de l’éducation

[9] CE, 13 octobre 2008, n°312088

[10] Article R. 311-1 code de justice administrative

[11] Article R. 421-1 du code de justice administrative

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